Aphex Twin - Monsieur Bricolage (in french)



Bricolo, bidouilleur et futuriste, Richard D. James reste l'une des figures incontournables de la décennie numérique.

Sa musique, expérimentale au sens le plus positif du terme, apporte une inventivité inouïe à une scène techno parfois bien pépère.

Rencontre avec Le héros historique de l'ère électronique.

Les rumeurs les plus folles courent à propos de Richard D. James. Mégalo, irritant, coincé, timide, dédaigneux, démiurge...se jouant des médias et des mythes créés autour de son personnage. Il est vrai que pour l'avoir interviewé avec beaucoup de...difficultés à ses débuts, vers 1992, l'équipe de Coda attendait avec un rien de méfiance l'entretien que James avait accepté de nous accorder. Surprise, l'homme est bavard et mature. Il a appris au fil des années à parler de lui-même et de son art, avec modestie et clairvoyance. Les réponses sont courtes, mais précises, et apportent quelques éléments nouveaux à propos de son travail.

James, sûr de lui, mais réservé pendant l'entretien, a d'ailleurs de quoi être fier. Après les errements quelque peu décevants de "Expert Knob Twidlers" (avec Mike Paradinas) et de "I Care Because You Do", l'homme vient de signer un pur chef d'oeuvre, le très justement nommé "Richard D. James LP" chez Warp. Là, il poursuit toujours plus loin ses recherches en matière de musique bicéphale, c'est à dire à deux têtes. L'une perdue dans les méandres de l'abstraction et de la complexité rythmique, l'autre bercée par des mélodies d'une évidence et d'une simplicité émouvantes. Fait marquant, James s'est même risqué à quelques morceaux vocaux d'une grâce foudroyante. Le désormais classique "Milkman" sur le "Girl/Boy EP est une comptine futuriste pour gamins azimutés.

L'occasion était donc toute trouvée d'essayer d'éclairer quelques pans obscurs du personnage, et surtout de revenir sur son passé discographique, histoire de prouver que Richard James est l'un des talents les plus authentiques de cette décennie électronique.

Vous avez une productivité assez incroyable. J'ai l'impression, qu'à l'égal de nombreux autres artistes actuels (au hasard votre compère Mike Paradinas), la pratique de la musique est un travail quotidien et intime. C'est pour vous une question d'équilibre personnel?

Oui, c'est comme cela que je vois les choses. Faire de la musique c'est la façon la plus simple d'écrire au jour le jour. Vous travaillez seul, vous n'êtes pas embarrassé par le travail en commun, vous n'avez rien à planifier, vous n'avez aucune concession à faire. C'est ça qui est cool avec la musique électronique. On se lève le matin, on s'assoit et on commence à composer en pyjama. Et puis on retourne dormir. Je travaille tous les jour, ma musique, c'est un peu mon journal intime. Par exemple, pour le "Richard D. James LP", j'ai écrit les morceaux en vrac pendant plusieurs mois, et ils ont été sélectionnés par la suite pour l'album. Je n'écris jamais de morceaux pour produire un album en particulier, je vis juste ma musique au jour le jour. Il y a là à peu près un an de travail mais ça inclut une bonne centaine d'autres morceaux.

Vous travaillez très rapidement. Est-ce que vous n'avez jamais senti la nécessité de passer un peu plus de temps sur un morceau, histoire d'atteindre quelque chose de plus achevé?

J'aime travailler rapidement, l'année dernière j'ai passé parfois deux jours sur certains morceaux, mais jamais plus de trois en tout cas. Si vous travaillez longtemps sur une composition, vous pouvez vraiment charger les pistes, mais ce que j'aime finalement, c'est une structure libre et simple. Travailler de cette manière me convient parfaitement.

A propos de votre travail, vous avez souvent parlé de rêves éveillés, de la manière dont vous parveniez à rêver certains morceaux et à les retranscrire par la suite.

Je suis ce qu'on appelle un rêveur lucide depuis mon tout plus jeune âge. Petit déjà, j'entendais des sons, des mélodies, des gens qui me parlaient pendant mon sommeil, et j'ai pensé que ça serait cool d'essayer de me rappeler certains de ces morceaux rêvés. Puis je me suis poussé à rêver de musique pour me guider durant mon sommeil, mais j'ai arrêté d'essayer de les retranscrire, même si je rêve toujours de sons et de mélodies. C'est un travail très difficile et ça peut être frustrant si vous ne parvenez pas à bien vous souvenir de votre rêve, aussi merveilleux soit-il.

J'ai l'impression que vous composez une sorte de musique schizophrène. Je m'explique : vos morceaux partent toujours dans deux directions, une structure complexe et une autre beaucoup plus simple...

J'en suis conscient, c'est le genre de titres que je préfère. J'aime ces morceaux que l'on peut écouter à plusieurs niveaux. Dans l'avenir, je veux vraiment composer une musique aussi complexe que possible, mais je n'ai aucun désir d'être avant-garde ou difficile d'approche. J'aime adjoindre à ces structures de petites mélodies très simples, qui me prennent beaucoup de temps à composer d'ailleurs. Je ne veux pas perdre l'auditeur en route.

On sent justement sur ces morceaux pas mal l'influence de musiciens easy-listening et électronique comme Jean-Jacques Perrey...

Je connaissais Perrey quand j'étais très jeune mais je ne l'ai vraiment découvert que beaucoup plus tard, il y a deux ans, quand là j'ai acheté le plus de ses disques.

C'est quelqu'un qui était parvenu à lier l'humour et l'avant-garde, vous vous sentez proche de cette conception?

Je le respecte beaucoup pour ça. Je trouve ça trop facile d'être avant-gardiste pour être avant-gardiste. Faire des choses vraiment très compliquées, c'est trop simple. Composer des mélodies belles, c'est ça le vrai défi. La mélodie, ça vous arrive comme ça, vous ne pouvez pas vraiment prévoir lorsqu'elle survient. Je peux composer des centaines de morceaux complexes, mais je ne sais si je parviendrais sur l'un de ces morceaux à faire quelque chose de vraiment beau et mélodique. C'est identique pour Perrey, ça paraît parfois très simple mais c'est plus complexe que ça n'y paraît. J'aime cette idée de complexité cachée. ... ->

Perrey était un type vraiment marrant. D'ailleurs j'ai l'impression que beaucoup de gens n'ont jamais su saisir l'humour de votre musique. C'est pourtant évident sur le dernier album.

J'aime faire de la musique vraiment sérieuse, mais il faut avoir une certaine distance par rapport à ce que l'on fait, une sorte d'ironie. C'est une salutaire question d'équilibre. La musique d'aujourd'hui manque sincèrement d'humour.

Dans un bouquin consacré à Kraftwerk, l'auteur Pascal Bussy parle très bien d'un de leurs vieux morceaux du tout début des années 70. Et plus particulièrement de cette sensation que pour la première fois, l'auditeur pouvait avoir l'impression que c'était la machine qui guidait les musiciens. Quelle est, en ce qui vous concerne, votre relation à la machine? Maître ou esclave?

C'est ce que j'aime à propos de beaucoup de vieux morceaux, ce coté mécanique, sans émotion ni âme, quand les machines menaient vraiment la danse. Mais je m'en suis lassé après sept années d'écoute prolongée. Je pense qu'il faut à nouveau intégrer là-dedans un peu plus de personnalité et d'humanité. Mais cette maîtrise des machines ne vient qu'avec le temps, avec la pratique, au début vous êtes l'esclave de la machine mais vous allez peu à peu apprendre à dompter la technologie.

Vous êtes toujours un bidouilleur de machines?

J'ai pendant longtemps construit mes propres machines à bruits, des générateurs d'effets, mais je me consacre maintenant à l'écriture de nouveaux programmes sur ordinateurs, afin d'essayer de créer quelque chose auquel aucun concepteur de logiciel n'ait encore pensé. Je me suis fait ainsi beaucoup d'amis sur le net, des programmeurs qui m'ont justement aidé à concevoir ces logiciels.

On peut parfois se sentir limité par les machines. Est-ce que vous ne rêvez pas d'une nouvelle façon d'aborder l'instrument ? Par exemple, Brian Eno disait que les ordinateurs, avec leur clavier et leurs écrans, n'étaient pas du tout adaptés au corps humain, qu'il fallait absolument tout réinventer, pour une meilleure ergonomie...

Je ne me sens pas vraiment limité. Un bon sampler et un bon sequencer, ça me suffit pour être heureux. Mais je suis toujours intéressé par les nouvelles possibilités offertes par la technologie. Plus particulièrement du coté mathématique grâce à pas mal de nouveaux logiciels. De nombreux universitaires ont conçu des logiciels qui ne sont pas prévus pour la musique mais que l'on peut essayer de détourner en traitant le son d'une manière plus abstraite et mathématique.

Emmanuel Top, par exemple, a samplé le son du ventilateur de son studio. Est-ce que vous aussi vous utilisez beaucoup les sons ambiants et concrets?

C'est ce que je faisais il y a quelques années. Mais si vous samplez tous les sons aux alentours, vous vous retrouvez avec un trop plein de matériel. On peut ainsi se noyer dans l'abondance. Je préfère générer les sons moi-même sur mon ordinateur, on a plus de contrôle sur le résultat,. Il y a de nouveaux programmes où l'on peut manipuler de façon passionnante des sons enregistrés et naturels, donc j'y reviens seulement maintenant. J'enregistre toujours des sons ici et ailleurs. De toute façon, je ne quitte jamais mon DAT.

Est-ce que vous vous sentez des liens, ou des influences, de la part des musiciens avant-gardistes français qui, dans les années cinquante, ont innové dans le domaine de la musique électro-acoustique et concrète?

Ce sont des gens que je n'ai découvert que très tard. Je connais pas mal Pierre Henry et toute la tendance easy électronique française. C'est un intérêt, mais pas une influence.

Ces artistes ont beaucoup travaillé sur la bande magnétique, c'est aussi le cas pour vous?

J'ai débuté de cette manière. Quand j'avais dix ans, je collais des bandes les unes aux autres. Ca a été une de mes étapes, mais il m'arrive parfois de ressortir ce matériel car il y a toujours des choses que les ordinateurs ne peuvent pas faire.

Je crois que vous avez étudié l'ingénierie électronique...

J'ai fait quelques études au collège en électronique, j'ai appris à construire de petits modules, puis j'ai passé mon diplôme. Ca m'a pas mal aidé. Mais je ne me vois pas comme un pro de l'électronique, je suis juste un type qui s'amuse ou qui bricole avec les machines. Vous savez, je ne mène pas de carrière, je ne fais pas ça pour l'argent, je suis un peu bordélique !

Qu'en est-il de votre label Rephlex?

Je persiste et signe, encore et toujours. C'est un véritable espace de liberté, nous n'avons aucune restriction, tous les gens du label sont des amis, on s'échange des cassettes le plus naturellement du monde et on essaye de sortir le disque le plus rapidement possible. J'essaye d'y préserver un bon équilibre entre l'amitié et le business. On s'amuse beaucoup, on réalise pas mal de pastiches...C'est vrai qu'on aime beaucoup le vieil électro et les vieux morceaux de Chicago, ça nous rappelle notre adolescence !


Written by by Jean Yves LeLoup